Au delà de ses projets artistiques personnels, Pascal Saint-Philippe est notamment membre de l'UMAM (Union Méditerranéenne pour l'Art Moderne), association fondée en 1946 par Henri Matisse et Pierre Bonnard. A ce titre, il est amené à collaborer régulièrement aux projets et expositions organisés par cette prestigieuse association.
Rose Bosch : C'est à Nice que vous avez créé votre première œuvre. Est-ce votre ville ?
Pascal Saint-Philippe : D’adoption seulement. Je suis né dans une France qui n’existe plus vraiment que dans les films de Jacques Tati - Je pense à « Jour de fête » qui fut tourné tout près de mon village de l’Indre.
RB : Vous démarrez votre carrière dans les arts plastiques tardivement. Une décision qu’on imagine pas très simple à prendre.
PSP : Une vraie rupture. Totale. J’étais un homme pressé. Emporté dans une spirale d’hyperactivité.
RB : Vous en aviez conscience ?
PSP : J’étais « aliéné ». Aliéné par une vie qui n’était pas mon destin. Je le savais depuis l’enfance. Tout me portait vers l’esthétique. Les arts. Peinture comme sculpture. Parfois on ne s’autorise pas à suivre ses rêves et ses pulsions d’enfant. Il m’a fallu du temps.
RB : Comment s’est passée la transition ?
PSP : En quelques mois. J’ai tout plaqué. Je me suis offert le luxe d’une rébellion quasi adolescente et tardive.
RB : Un facteur déclenchant ?
PSP : Oui… L’attentat de Nice en 2016.
RB : Quel rapport entre cet acte terroriste et votre nouvelle vie ?
PSP : Il faut croire que quelque chose en moi est mort sur la Promenade des Anglais ce soir là. J’y étais allé me promener. J’ai assisté à la fin du monde. A l’irruption d’une tragédie dans un moment de paix. J’ai touché du doigt l’éphémère. J’ai vu des corps tordus qui un instant plus tôt vibraient de vie. Une de mes amies est morte cette nuit-là. On se réfugiait, effrayés et abasourdis, dans les halls des grands hôtels. Nous étions en état de choc.
RB : Vous pensez avoir eu ce qu’on appelle le syndrome du survivant ?
PSP : Sans aucun doute. Mais c’est très embarrassant de le dire. Car ceux qui le peuvent ont par définition survécu. Et j’en fais partie.
RB : Quel lien avec votre carrière ?
PSP : Il est double. Après cette tuerie, ces images, il m’est devenu intolérable de continuer à me mentir à moi-même. Comme dit Sartre dans Les Carnets de la Drôle de Guerre : « Je découvrais tardivement que la vie est unique ». Ensuite, je crois que cela m’a donné envie de créer. Mais pour témoigner.
RB : De cette tuerie ?
PSP : De ce qui me perturbe. De ce qui ne va pas. Modiano dit qu’on écrit quand quelque chose cloche. Pour moi, c’est la même démarche.
RB : Donc vous recherchez le sens ?
PSP : Je vais peut être choquer, mais pour moi, le manque de sens dans l’art m’est devenu intolérable. Puisque j’allais enfin passer à la création, alors je devais le faire pour « défendre » quelque chose. (rires) J’ai bien conscience que ce n’est pas du tout politiquement correct.
RB : Pourquoi ?
PSP : Beaucoup aiment l’idée que l’art soit une sorte d’impulsion aveugle. Pas moi. Je ne crois même pas qu’on crée des formes « au hasard ». Même pas Miró et ses formes apparemment enfantines.
RB : Quel a alors été votre cheminement ?
PSP : Dans les mois qui ont suivi, j’ai réfléchi aux violences gratuites. Inutiles. Evitables.
RB : Ne le sont-elles pas
toutes ?
PSP : Objectivement, oui, bien sûr. Mais certaines sont des massacres silencieux. Ils ne sont même pas motivés par un dogme. Une idéologie.
RB : D’où le Colt ?
PSP : Il en est le symbole, à mon sens.
RB : Comment ca ?
PSP : Ce n’est pas une arme de chasse. Pas une arme de guerre. Le colt n’a aucun autre but que d’abattre un autre être humain.
RB : C’est le meurtre.
PSP : Le massacre des innocents.
RB : Pas toujours.
PSP : Vous pensez à l’action de la police contre les citoyens dangereux ? Mais si l’on est contre la peine de mort, cela aussi doit pouvoir être évité.
RB : Vous ne vous intéressez pas qu’aux victimes des armes je crois.
PSP : C’est vrai. A présent, passée ma première œuvre qui était ce colt surdimensionné, je m’intéresse à d’autres fracassages. A d’autres victimes inutiles. Cela va des viols à la souffrance animale. C’est sombre. En même temps ce qui est rassurant est que je ne suis pas le seul citoyen de cette planète à vouloir que cela cesse.
RB : Revenons à l’après Nice.
PSP : Dix jours après l’attentat de Nice, je partais aux USA. C’était un voyage prévu. Rien à voir avec Nice. J’ai parcouru ce continent armé jusqu’aux dents. Où on entraine les enfants à tirer pour tuer. Dès leur plus jeune âge. Ou il est plus facile de se procurer une arme avant 21 ans qu’une bière. J’étais avec mon fils mineur.
RB : Qu’est-ce qui vous a le plus frappé ?
PSP : L’intimité avec les armes. Donc avec la mort. Qu’on fait entrer chez soi. Les armureries. Leur nombre impressionnant. La tension qui en résulte entre la population et les citoyens. La peur surtout. C’est un pays où l’on vit barricadé.
A juste titre. Avec la prolifération des armes détenues par les particuliers, on déplore15 000 homicides et 20 000 suicides par an.
RB : Quelle forme artistique avez-vous retenue pour traduire cette prise de conscience et ce besoin d’engagement ?
PSP : Je me suis mis à rechercher un symbole qui serait à la fois fascinant, beau et dangereux. Un colt s’est imposé. J’en ai trouvé un sur un marché aux puces. Une reproduction démilitarisée. Il s’est imposé à moi ainsi : Surdimensionné, Blanc, Pur. Mais véhiculant un danger mortel.
RB : Quels étaient vos rapports avec le milieu de l’art ?
PSP : J’étais plutôt collectionneur. Observateur. Cette fois, j’allais élaborer une œuvre.
RB : Saviez-vous par ou commencer ?
PSP : Pas du tout ! Je n’avais pas la moindre idée de comment m’y prendre ni par où commencer. J’ai compris que l’on n’est pas nécessairement « artisan » lorsqu’on est artiste. Au commencement est l’idée. Le concept. La vision. Ensuite on trouve l’équipe pour la réaliser telle qu’on l’a soi-même imaginée. L’important, c’est de ne jamais perdre de vue l’objectif initial. Car tout conspire à vous le faire perdre.
RB : comment vous sentiez-vous alors ?
Etrangement, en état d’urgence : au bout de cinq mois l’œuvre était réalisée et j’ai été tout de suite été exposé en galerie d’art à Cannes.
RB : Quelle suite envisagez-vous maintenant ?
PSP : Plusieurs thèmes. Concernant les armes, j’ai été frappé de voir que la réalité rattrapait l’œuvre. Il y a eu plusieurs massacres aux usa dans les mois qui ont suivi. Dans des lycées et des collèges, là où la mort violente est la moins attendue. Les victimes les plus jeunes. Puis Las Vegas. Cela a provoqué aux usa une catharsis. Une gigantesque prise de conscience. Un million de personnes ont défilé aux Etats Unis le 24 mars 2018. Dans tous les pays démocratiques, des voix se sont élevées. Elles l'avaient aussi fait par le passé, mais jamais aussi fortement. J'ai alors vécu une impressionnante expérience collective.
RB : Qu’est ce que cela a provoqué en vous ?
PSP : J’ai eu des sortes de "visions" : des cimetières américains où les colts remplaceraient les croix. Des colts très grands, envahissant des espaces urbains ou institutionnels.
RB : Comment avez-vous concrétisé vos visions ?
PSP : J’ai élaboré des montages photos et des vidéos ; Des projets et différentes simulations pour visualiser ce que cela pourrait donner : un « Madison Square Garden », une place populaire, des façades d’immeubles - quelque chose qui s’adresse aux foules.
RB : Vos projets sont ambitieux mais ne les trouvez-vous pas un peu en décalage par rapport à la tendance globale actuelle dans le milieu de l’Art ?
PSP : Je perçois bien que la tendance globale dans l’art contemporain, et notamment en sculpture, est plutôt régressive et tournée vers l’enfance : couleurs vives, objets enfantins, des oursons ou même des personnages de Mickey.
RB : Comment le vivez-vous ?
PSP : La question d’un artiste est : « faut-il emboiter le pas à cela si ce que l’on à dire ne s’y prête pas forcément ? ». Chanel disait : « La mode, c’est ce qui se démode ». Ca ne veut pas dire que je vois les choses de manière « austère », j’ai même dernièrement fait réaliser un colt en jaune pop’art ! Disons que j’aime l’ambigüité « éros-thanatos » de cet objet pouvant donner la mort.
RB : Et l’avenir ?
PSP : Depuis que j’ai trouvé ce qui me correspond le mieux, les idées abondent. Je comprends que pour moi ce sera une forme particulière de « street art » qui accompagnera mes œuvres destinées à également servir de grandes causes. L’art s’est installé au centre de ma vie et je m’en réjouis.
Propos recueillis par Rose Bosch en Avril 2018